17.
Rageur, le chef Sobek éprouvait des difficultés à trouver ses mots.
— Vous avez entendu, Kenhir, ce qu’a dit le roi ! C’est Abry, l’administrateur principal de la rive ouest, qui a tenté de détruire la réputation de notre maître d’œuvre ! Je n’ai plus besoin d’autre preuve, il me semble ? C’est bien lui, ce misérable qui cherche à nous nuire depuis tant d’années.
Le scribe de la Tombe était atterré.
— Comment un haut fonctionnaire de cette importance a-t-il pu se comporter de manière aussi vile ? Lui qui était chargé de protéger la Place de Vérité n’a songé qu’à la détruire !
— Rédigez une plainte officielle.
— Ne crois-tu pas que l’intervention du roi sera suffisamment tranchante ? Abry sera accusé de mensonge, de falsification de documents et probablement de lèse-majesté pour avoir tenté d’abuser Pharaon. Abry n’a aucune chance de conserver son poste, et il risque une sévère condamnation.
— Je veux profiter de la situation pour éclaircir l’énigme qui me hante : est-il l’assassin du policier placé sous mes ordres ou avait-il un complice ? Si nous intervenons dans la procédure, je pourrai l’interroger et le faire avouer.
— Je savais que tu allais me dire ça... La plainte est prête.
— Il faut aussi que vous m’autorisiez à enquêter au nom de la Place de Vérité hors de son territoire.
— La demande vient d’être envoyée au vizir.
Sobek comprit pourquoi Kenhir, malgré son caractère difficile, avait été nommé scribe de la Tombe. Pour lui, comme pour les chefs d’équipe, le village était l’essentiel.
En raison de la présence du roi, Sobek ne pouvait pas quitter son poste pour questionner Abry, comme il en mourait d’envie. Fragilisé et désemparé, ce bandit parlerait, il en était sûr !
— J’espère qu’il n’est pas à la tête d’un réseau hostile à la Place de Vérité, avança Kenhir.
— J’en suis malheureusement persuadé, objecta le policier, et je ne suis pas certain que la menace qui pesait sur nous ait disparu.
L’arrivée du facteur Oupouty, visiblement sur les nerfs, interrompit l’entretien.
— Une horrible nouvelle : Abry s’est suicidé, chez lui, en l’absence de sa famille et de ses domestiques !
— Comment sait-on qu’il s’agit d’un suicide ? interrogea Sobek.
— Abry a laissé un texte dans lequel il explique les raisons de son geste. Il avoue avoir menti au roi et il redoutait une lourde peine, voire une condamnation à mort. Incapable de supporter sa déchéance, il a préféré se supprimer en implorant le pardon pour ses fautes.
Le couple royal logeait dans le petit palais édifié pour Ramsès le Grand à l’intérieur de la Place de Vérité, et il célébrait les rites du matin dans la chapelle attenante. Au même instant, dans tous les temples d’Égypte, du plus modeste au plus gigantesque, l’image de Pharaon s’animait magiquement pour prononcer les mêmes paroles et accomplir les mêmes gestes. Les célébrants ne pouvaient officier qu’au nom de Pharaon, façonné par les divinités pour maintenir la présence de Maât sur terre.
Puis Mérenptah et Néfer s’étaient rendus à la Maison de Vie située à côté du temple principal du village. Kenhir les y attendait, avec les clés de cette bibliothèque sacrée qui contenait « les puissances de la lumière », à savoir les archives de la confrérie composées des rituels et des ouvrages écrits par Thot, le dieu de la connaissance, et par Sia, celui de la sagesse. Grâce à eux, était-il écrit, Osiris pouvait revivre et la science de la résurrection se transmettre aux hommes.
Précieux entre tous, un livre en or martelé et un autre en argent préservaient les décrets de création de la confrérie et de son temple. S’y ajoutaient les textes indispensables, comme le Livre des fêtes et des heures rituelles, le Livre de protéger la barque sacrée, le Livre des offrandes et de l’inventaire des objets rituels, le Livre des astres, le Livre pour repousser le mauvais œil, le Livre de sortir dans la lumière, le Livre de la magie rayonnante et les manuels pour la décoration symbolique des sanctuaires et des tombes.
Mais c’était un tout autre document que voulait consulter le monarque.
— Montre-moi le plan des demeures d’éternité de la Vallée des Rois, ordonna-t-il à Kenhir.
Jusqu’à présent seul dépositaire de ce secret inestimable que lui avait légué son prédécesseur, Ramosé, le scribe de la Tombe le révéla au roi et au maître d’œuvre. Le papyrus avait été classé sous un faux titre dans la catégorie des vieilles archives.
Le scribe le déroula sur une table basse. Apparurent les plans des tombes des Vallées des Rois et des Reines, et leur emplacement sur les sites. Les maîtres d’œuvre successifs pouvaient ainsi creuser dans un endroit vierge et ne pas percer un ancien caveau.
— En ce qui concerne mon temple des millions d’années, décréta le monarque, vous le bâtirez à la lisière des terres cultivées, au nord-ouest de celui d’Amenhotep III et au sud du Ramesseum. Pour ma demeure d’éternité, que proposez-vous ?
Néfer réfléchit longuement en étudiant le plan sur lequel figuraient de nombreuses indications techniques.
— Il faut tenir compte de la qualité de la roche et des orientations voulues par les pharaons précédents pour composer une harmonie... C’est pourquoi je propose cet emplacement-là, à l’ouest de la tombe de votre père Ramsès le Grand et nettement au-dessus d’elle, à flanc de montagne.
— Ton choix est excellent, maître d’œuvre. Mais sois bien conscient que tu vas tenter d’exprimer le Grand Œuvre et qu’il ne l’est pas permis d’échouer.
Jouer et écouter de la musique étaient les distractions favorites des villageois. Chacun jouait plus ou moins bien de la flûte, de la harpe portative, du luth, du tambourin ou de la cithare, et l’on ne concevait pas de travailler sans être bercé par une mélodie, encore plus indispensable lors des fêtes et des banquets.
Et puisqu’il convenait de fêter dignement à la fois le couronnement de Mérenptah et celui du maître d’œuvre Néfer, les orchestres s’en donnaient à cœur joie, et le village se transformait en salle de concert. Les hommes se montraient moins talentueux que les femmes, les prêtresses d’Hathor étant dépositaires de la musique sacrée dont la pratique faisait partie de l’initiation. Le meilleur ensemble était formé d’une harpiste, d’une flûtiste et d’une joueuse de tambourin dont les rythmes enchantaient petits et grands. Même Kenhir le Bougon se sentait parfois pris d’une envie de danser à laquelle, bien entendu, sa dignité lui interdisait de céder.
Paneb cessa d’écouter le petit orchestre quand un air sensuel capta son attention.
De longs cheveux noirs tombant sur les épaules et masquant la plus grande partie de son visage, les yeux fardés de noir et de vert, une ceinture de perles séparée par des têtes de léopard en or, des bracelets de cheville en forme de serres d’oiseaux de proie, une robe courte et transparente, telle se présentait la joueuse de lyre dont la voix était douce comme la brise du soir.
Elle pinçait avec habileté les huit cordes de son instrument fixées par des agrafes de cuivre à la caisse de résonance creuse et plate, tenue par deux bras coudés de longueur inégale, passait d’un pizzicato à un trémolo sans effort apparent, et serrait la lyre contre sa poitrine pour stopper les vibrations lorsqu’elle chantait pianissimo afin d’exprimer de délicieuses nuances.
Lorsque Paneb s’approcha, la musicienne recula pas à pas, sans cesser de jouer et de chanter, et elle l’entraîna vers un coin d’ombre.
Enfin, elle s’immobilisa, et il vint tout près d’elle, à la toucher. C’est alors qu’il la reconnut.
— Turquoise !
— Quand seras-tu fidèle à ton épouse, Paneb ?
— Je ne le lui ai jamais promis, elle ne me l’a jamais demandé.
— Comprends-tu au moins pourquoi je joue cette musique ?
Il l’embrassa dans le cou avec passion.
— Pour m’attirer, et tu as réussi !
— Je joue pour conjurer le danger et le mal. L’intervention de Pharaon ne suffira pas à les écarter du village. Et toi, Paneb, tu es suffisamment fou pour ne pas les craindre et les affronter sans précautions. Alors, je joue la musique qu’apprennent les prêtresses d’Hathor afin de dissiper les ondes malfaisantes et je t’environne de ma magie.
— Tu me surprendras toujours !
— Croyais-tu tout connaître de moi ?
— Bien sûr que non ! Mais je sais tout de même jouer de ton corps comme d’une lyre...
Avec une délicatesse inattendue, Paneb posa l’instrument sur le sol.
— J’ai acquis une certitude te concernant, affirma-t-il avec gravité.
— Laquelle ?
— La robe que tu portes est tout à fait inutile.
Turquoise ne résista pas quand il la dénuda, puis la prit dans ses bras et la porta jusqu’à sa maison où ils firent chanter leur désir à l’unisson.